Les quatre gantières
par Cédric Cadaux
Sur la photo, fixant l'objectif, mon arrière-grand-mère Juliette. A ses côtés, mes tantes Paule, Alice et Yvonne.
Ma mère Nicole se souvient...
Native du midi, pays de ma famille paternelle, j’ai passé une partie de mon enfance à Millau, où est née ma mère. A l’époque, mon père était régisseur d’un domaine viticole, à Caux, un petit village de l’Hérault. Je venais passer toutes mes vacances chez ma grand-mère Juliette qui habitait avec sa mère Elmie et l’une de ses quatre sœurs, Yvonne, rue du Pont de Fer. Cela ne surprendra personne, mais cette rue, comme de nombreuses autres rues alors, était bien plus animée que de nos jours. Très peu d’automobiles disputaient la chaussée aux riverains qui du coup pouvaient tranquillement faire leurs courses, flâner et même s’asseoir devant leur porte pour faire un brin de causette avec les voisins. La proximité de l’école Victor Hugo (l’actuelle école Jean Macé) ajoutait à l’animation du quartier.
Dans les années cinquante, le confort domestique était très relatif et la plupart des familles ouvrières vivaient à l’étroit. Mon arrière-grand-mère et ses deux filles ne faisaient pas exception et occupaient un modeste appartement composé de deux chambres au rez-de-chaussée et d’une pièce à vivre au premier étage, éclairée par deux fenêtres. Devant chacune de ces ouvertures donnant sur la rue, les deux sœurs avaient placé une machine à coudre : une « brosser » d’un côté, une « piqué anglais » de l’autre. Chaque machine était très spécialisée : la « brosser » cousait le gant en surjet tandis que le piqué anglais était une couture à plat de deux peaux se chevauchant. Je revois aussi, entre les deux fenêtres, l’imposante et indispensable cuisinière à bois qui chauffait le foyer durant les mois d’hiver et permettait la cuisson des plats. De l’autre côté de la pièce, face aux machines, un lit à baldaquin dans lequel trônait mon arrière-grand-mère, du haut de ses quatre-vingt-dix ans, en véritable matriarche. Enfin, au centre était disposée une belle table ronde où nous prenions nos repas, éclairée par un lustre à poulie.
Née en 1868 sous le Second Empire, de parents gantiers, Elmie ne suivit pas la tradition familiale et épousa en 1890 mon arrière-grand-père, Jules, natif de Meyrueis en Lozère et boulanger de son état. Ensemble, ils travaillèrent dans leur boulangerie de la rue Louis Blanc, Jules au fournil, Elmie à la vente du pain, jusqu’à la fin des années 30. Le couple donna naissance à plusieurs filles, j’en connus quatre, dont je garde un souvenir affectueux : Juliette, ma grand-mère et mes grand-tantes Paule, Alice et Yvonne. Toutes gantières, leurs parents leur avaient inculqué le goût du travail et de l’effort. Nées d’une vieille famille cévenole, elles avaient en outre la foi huguenote chevillée au cœur. Si je n’ai pas entendu cent fois l’histoire de mon ancêtre Pierre, de Campis, près de Meyrueis, camisard et compagnon de Rolland qui périt sur la Grande Réale, galère de Louis XIV, pour avoir refusé d’abjurer sa foi, alors je ne l’ai pas entendue…
Comme je crois l’avoir relaté plus haut, Elmie vivait avec deux de ses filles, Juliette et Yvonne, qui s’occupaient de leur mère comme on s’occupait des anciens dans un temps où les maisons de retraite n’existaient pas. Les deux autres filles, Paule et Alice, bien qu’indépendantes et mariées, étaient en fait voisines de leur mère car elles logeaient dans la même rue !
Lorsque j’étais à Millau, tous les matins, j’assistais à un petit rituel familial bien sympathique. Les quatre gantières, revenues de leurs courses, se retrouvaient autour de leur mère. Là, ouvrant cabas et filet, chacune montrait fièrement qui ses fruits, qui ses légumes, grappillant de ci de là, s’entretenant de tout et de rien. Après le repas de midi, si le temps semblait au beau fixe, les filles, avant leur départ, décidaient d’asseoir confortablement leur mère devant la porte de la maison. L’aïeule pourrait de la sorte suivre le mouvement de la rue, en priant toutefois pour que la pluie ne s’invitât pas avant le retour des gantières !
Nous n’avions pas l’eau courante à la maison, nous devions nous approvisionner en eau potable à la fontaine du boulevard Richard, tout proche. Cette corvée m’incombait parfois.
Seule ma grand-mère travaillait en usine, elle était contremaîtresse à la ganterie GUIBERT où elle resta fidèle au poste jusqu’au jour de ses soixante et onze ans. Une fois par semaine, elle allait faire le ménage à la menuiserie PRIVAT et, avec l’accord de son employeur, rapportait des chutes de bois pour le chauffage : rien ne se perdait ! Je la revois encore rentrant à la maison chargée de sacs de jute remplis de ce précieux butin. Ses trois sœurs, en revanche, travaillaient à domicile. Alice et Yvonne, peut-être les plus adroites, oeuvraient au piqué anglais, ma tante Paule, quant à elle, une passe de gants devant son banquet, « rentrait les bouts » (elle rentrait les fils des broderies à l’intérieur des gants).
Nous « soupions » assez tôt le soir et entre chien et loup, une fois la table levée, chacune se préparait pour une longue et immuable veillée. Tandis que ma grand-mère assistait la vieille Elmie pour son coucher, mes tantes rapprochaient les machines à coudre au centre de la pièce et ajustaient la hauteur du lustre à poulie. Il ne manquait plus que Monsieur Léopold, ancien professeur de piano. Ce voisin et ami de longue date de la famille avait perdu la vue depuis de nombreuses années. Vivant seul, il trompait sa solitude en se joignant à nous au moment de la veillée. Il ne se déplaçait jamais sans son énorme bible en braille dont il effleurait les myriades de caractères en relief aussi sûrement qu’il caressait les touches de son piano. Plus rarement, nous recevions aussi la visite de Mathilde, qui était sans famille et ne pouvait plus travailler à cause d’une santé fragile. Mes tantes l’aidaient parfois. Pour les remercier, elle allait cueillir de magnifiques bouquets de fleurs près du jardin POUJADE. Ma grand-mère la sermonnait souvent :
« - Enfin Mathilde, tu ne devrais pas cueillir toutes ces fleurs, si tu te fais prendre ?
- Ne t’inquiète pas, je ramasse celles qui sont au bord du chemin. Et puis, il leur en reste bien assez ! » répondait la brave femme, cherchant à rassurer ma grand-mère. Mais revenons à notre veillée. Tous les acteurs étaient désormais en place, le concert des moteurs pouvait alors commencer. Il couvrait désormais les voix, qui ne tarderaient pas à s’effacer, vaincues par la mécanique. Vers les neuf heures, les ouvrières s’accordaient une pause. On préparait la tisane. Pendant quelques trop courtes minutes, le verbe prenait sa revanche. Monsieur Léopold prendrait bientôt congé, sa bible sous le bras : il était temps pour moi d’aller dormir. A peine âgée d’une dizaine d’années, j’avais peur de descendre seule au rez-de-chaussée. Alors, toujours pleine d’attention, ma grand-mère avait installé un lit pliant dans la « salle des machines », où, malgré le ronron des moteurs, je tombai vite dans les bras de Morphée. Les gantières reprenaient ensuite leur besogne jusqu’à l’approche de minuit. Là, elles éteignaient leurs machines et fusaient les gants avant d’aller se coucher.
Le dimanche était un jour particulier à plus d’un titre. C’était le seul jour de la semaine où les vaillantes gantières faisaient relâche, le jour aussi où l’on sortait des armoires les beaux habits. Mais c’était surtout le jour du Temple. Les sœurs n’auraient manqué pour rien au monde un seul culte. D’ailleurs, Monsieur Berthon, qui fut longtemps pasteur dans notre ville, rendait visite régulièrement à mon arrière-grand-mère, surtout depuis qu’il savait que sa santé déclinait. Ils s’entretenaient de choses et d’autres et ne se quittaient pas sans avoir lu un verset de la bible. La vieille grand-mère, lorsqu’elle était malade, exigeait de voir le pasteur avant de consulter le médecin. Si l’âme était apaisée, les douleurs corporelles s’en trouveraient, pour un temps au moins, soulagées. L’après-midi, nous recevions aussi deux « hospitaliers », dont j’ai oublié les noms. Je me souviens seulement que l’un d’eux étaient berger du temps de sa jeunesse. En accueillant ainsi les vieux de l’hospice tout proche autour d’une tasse de thé ou de café, mes tantes faisaient leur « bonne action ».
Les gantières recevaient leur paye chaque quinzaine et chaque quinzaine, quelques billets étaient mis de côté, dans l’armoire, sous une pile de draps, comme de coutume. Ma tante Yvonne avait préalablement pris soin de repasser chaque billet dont le format, à cette époque, pouvait impressionner. Tout ce cérémonial ne tendait que vers un seul objectif : constituer la cagnotte des vacances. En effet, chaque été au mois d’août, Yvonne, qui était restée vieille fille, emmenait à Sète ses sept neveux et nièce (j’étais la seule fille de la tribu), dans une pension de famille protestante, le Lazaret. Je me souviens encore de la Micheline rouge et jaune dans laquelle nous montions et de ses sièges en bois, assez peu confortables. A vrai dire, nous n’y prêtions pas attention, car, au bout du voyage, nous avions la promesse d’un long mois de rires et de jeux, au bord de la mer. Pour la baignade, nous étions tous vêtus, fille et garçons, des mêmes maillots de coton, tricotés durant les longues soirées d’hiver par nos tantes : rayures bleues ou rouges sur un fond blanc ! Quelquefois, très tôt le matin, nous retrouvions Alexandre qui habitait dans sa cabane de pêcheur sur la plage du Diable. Il nous offrait un privilège rare, celui de pouvoir assister à la pêche à la traîne. Alexandre récupérait dans ses filets pour chacun des enfants ébahis un précieux cadeau que nous rapporterions à Millau à la fin de nos vacances : une étoile de mer.
Aujourd’hui encore, je garde un souvenir nostalgique de mes nombreux séjours à Millau. Récemment, alors que je tentais de mettre un peu d’ordre dans mes souvenirs pour les besoins de ce récit, je retrouvai la vieille valise de photographies de ma mère que j’avais conservé depuis son décès, en 1999. Parmi tous ces anciens clichés, mon attention fut attirée par un grande et belle photo, au ton sépia, particulièrement nette. J’y retrouvai les quatre sœurs, dans les années 30, toutes endimanchées, posant devant un joli pont en pierre. Elles regardaient toutes dans la même direction et semblaient interroger l’avenir. J’avais l’impression qu’elles se demandaient si nous étions heureux…
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